La démocratie mise à mal

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Par René Lachapelle et Denis Bourque - 1er avril 2019

La dernière réforme du système de santé a bouleversé en profondeur les structures qui avaient été mises en place au cours des dernières années. Les répercussions sur l’ensemble du réseau ont été nombreuses. Les auteurs présentent quelques constats majeurs touchant notamment l’affaiblissement de la vie démocratique du réseau.


La création des centres intégrés et centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CISSS et CIUSSS) par le ministre Barrette en 2015 a marqué un recul dans la gestion du réseau public en termes de démocratie. Il ne suffira pas de revoir les modes de gestion pour corriger les conséquences des choix politiques qui ont présidé à cette réforme : il faudra aussi s’attaquer aux structures qui engendrent des effets néfastes aussi bien sur les communautés locales que sur les personnes qui utilisent les services de santé et les services sociaux, et les professionnels qui les dispensent.
 

Répercussions de la loi 10

Le projet de loi 10 entré en vigueur le 1er avril 2015 a regroupé 182 établissements en 13 CISSS et 9 CIUSSS responsables de l’organisation des services et de leur complémentarité sur leur territoire dans le cadre de multiples missions et installations : centre hospitalier (CH), centre local de services communautaires (CLSC), centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), centre de protection de l’enfance et de la jeunesse (CPEJ) et centre de réadaptation (CR). Une telle opération se réclame à la fois des principes de la nouvelle gestion publique (NGP) qui exige l’application aux services publics de règles de gestion issues des entreprises privées, et d’une soi-disant rigueur budgétaire qu’il faut plutôt désigner comme de l’austérité. Ne pas couvrir la croissance des coûts de services essentiels entraîne leur réduction.

La réforme a affecté non seulement les gestionnaires des établissements qui se sont retrouvés du jour au lendemain sur des sièges éjectables au gré du ministre, et les personnes desservies qui ont vu diminuer les services du réseau, mais aussi les personnes qui dispensent des services et des soins. Un indicateur inquiétant à cet égard est la publication de messages de détresse d’intervenantes sociales, d’infirmières et autres auxiliaires qui vivent non seulement de l’épuisement professionnel, mais aussi une contradiction entre leur éthique professionnelle et le travail qu’elles doivent réaliser.
 
Le réseau de la santé et des services sociaux devrait être organisé en fonction du but que lui fixe l’article premier de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (Ch. S-4.2) : « le maintien et l’amélioration de la capacité physique, psychique et sociale des personnes d’agir dans leur milieu et d’accomplir les rôles qu’elles entendent assumer d’une manière acceptable pour elles-mêmes et pour les groupes dont elles font partie ». Au-delà des soins de santé, il s’agit de permettre aux personnes de mener une vie personnelle et sociale satisfaisante. Des services de cet ordre « fondés sur une interaction entre prestataire et usager […] supposent un temps incompressible de mise en contact et ne peuvent donc pas faire l’objet de gains de productivité importants » (Laville, 2016 : 359). Les impératifs gestionnaires imposés à tous les agents du réseau vont à l’encontre de ce principe essentiel : l’adoption de règles de gestion issues de la recherche de productivité telle qu’elle se pratique en usine (méthode Toyota, approche LEAN, etc.) porte atteinte au caractère relationnel des services sociaux et de santé.
 
Un exemple concret est la mise en application de l’outil de cheminement clinique informatisé (OCCI) que le Ministère présente comme une démarche « pour une réponse individualisée aux besoins de la personne et de sa famille, basée sur les processus cliniques et sur des données probantes » (http://www.msss.gouv.qc.ca/professionnels/documents/forum-usagers-chsld-sad/15-OCCI.pdf). Dans les faits, les intervenantes doivent administrer un questionnaire informatisé dont « le logiciel impose de poser des questions dans l’ordre établi par l’algorithme » (Touchette, 2018). Cette procédure longue et fastidieuse affecte la capacité d’établir un lien personnel avec la personne évaluée, de suivre son rythme et sa façon de s’exprimer de sorte que le jugement clinique de l’intervenante s’en trouve affecté. Au terme de l’exercice, la recommandation des services est aussi produite par le logiciel plutôt que formulée par l’intervenante, « une situation qui porte atteinte au jugement professionnel des travailleurs sociaux » (Touchette, 2018). Si le résultat facilite la production de statistiques de services, la démarche ignore l’importance du lien interpersonnel qui fait partie de la démarche clinique et de toute relation d’aide. Cela appauvrit et déshumanise les services, ce qui inquiète notamment l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec. Il faut donc remettre en question la logique gestionnaire qui aboutit à une telle situation.
 

Services de première ligne

Un second enjeu soulevé par la réforme est l’éloignement entre la direction des établissements et la population. Ici, il ne s’agit pas simplement d’une attitude d’ouverture des gestionnaires aux attentes d’un milieu, mais de l’abandon d’un principe de santé publique : « La promotion de la santé exige, en fait, l’action coordonnée de tous les intéressés : gouvernements, secteur de la santé et autres secteurs sociaux et économiques, organisations non gouvernementales et bénévoles, autorités locales, industries et médias. » (Charte d’Ottawa, Organisation mondiale de la santé, 1986). Pour que le réseau de la santé et des services sociaux corresponde à cette approche, il doit s’inscrire dans une logique centrée non pas sur les soins hospitaliers, mais sur la cohésion sociale des communautés qu’il dessert. La réforme du ministre Barrette va exactement en sens contraire en affaiblissant les services de première ligne – déjà malmenés par le démantèlement des CLSC – au profit de groupes de médecine familiale qui sont des entreprises privées de soins médicaux auxquelles on alloue du personnel infirmier et des intervenantes sociales rémunérés par le secteur public. Elle a aussi fait disparaître les conseils d’administration qui existaient préalablement : on a ainsi mis fin à l’engagement citoyen d’environ 6 000 personnes. Le message est clair : le réseau de la santé (et de moins en moins des services sociaux) n’a pas besoin des citoyens, qu’ils soient usagers ou travaillent dans les services.
 
Ce message, le gouvernement du Parti libéral du Québec l’a d’ailleurs appliqué aussi au développement des territoires : abolition des conférences régionales des élus qui, malgré leurs limites, offraient un espace d’équilibre entre les pouvoirs locaux et les ministères, et municipalisation des centres locaux de développement qui a entraîné la disparition de la majorité de ces instances où les citoyens avaient part aux initiatives de développement. Pour les collectivités, cela signifie qu’elles n’ont plus de lieu pour s’exprimer sur des institutions dont le financement représente plus de la moitié des fonds publics qui influencent leur développement. Les contribuables paient, mais ils ont perdu leur droit de parole, un principe de base en démocratie.
 

Centralisation et privatisation

Un troisième enjeu, la centralisation et la privatisation croissante du réseau de santé et de services sociaux compromettent la contribution des établissements à la cohésion sociale, ce qui affecte particulièrement les populations vulnérables. On peut mentionner le déficit de ressources en santé mentale alors que tous les indicateurs pointent vers une croissance de la détresse sociale, les carences de services de maintien à domicile alors que la population est vieillissante, la réduction du temps de services aux personnes dont le handicap exige des interventions quotidiennes, etc.

L’affaiblissement du réseau de services intégrés en première ligne affecte de façon particulière les quartiers et les communautés en voie de dévitalisation : tous les portraits de situation démontrent que les communautés connaissent une transformation de leur capacité d’occuper leur territoire, mais que toutes ne disposent pas des mêmes ressources pour y faire face. La désindustrialisation, les migrations vers les villes et l’étalement urbain autour des grands centres créent des inégalités qu’une politique de santé ne peut ignorer sans entraîner de lourdes conséquences. Si les communautés ne sont plus en mesure d’assumer des tâches de solidarité, si le réseau des organismes communautaires est mis en situation de substitution de services publics insuffisants, ce sont les milieux les plus dépourvus qui en sont les plus affectés. On pense notamment aux communautés éloignées des grands centres ou à celles dont la tradition de solidarité communautaire n’est plus assez forte pour pallier les carences des services publics.
 
Depuis la reconnaissance des municipalités comme gouvernements de proximité, celles-ci doivent composer avec des ressources réduites alors même que le gouvernement nage maintenant dans des surplus budgétaires qu’il se dispose à redistribuer aux individus plutôt qu’en soutien aux politiques publiques! Les structures d’accompagnement de l’action locale – tables de quartier, tables de développement social, etc. – reçoivent, dans certaines régions, un soutien de grandes fondations, mais la philanthropie provenant de fonds privés ne peut remplacer les ressources de l’État auxquelles les collectivités locales n’ont pas accès.
 
Ce désengagement par rapport au palier local est aussi une négation du poids de l’économie publique dans les collectivités. Le réseau de la santé et des services sociaux est le plus important apport de ressources publiques dans les communautés locales (42,1 milliards en 2018-2019 sur un budget de 112,6 milliards, soit 37,4 % du budget du Québec). Les établissements ne sont pas seulement dispensateurs de services; dans plusieurs collectivités, ils sont le principal employeur.
 
Ce sont, à ce titre, des acteurs économiques majeurs. En abolissant les citoyens administrateurs et en éloignant les gestionnaires du niveau local, on rend très aléatoire leur capacité de présence au milieu. On sait pourtant que le principal facteur de santé non seulement des personnes, mais aussi des communautés est leur capacité de prendre en main leurs propres affaires. Au bout du compte, la réforme ne favorisera pas la santé, mais les entrepreneurs privés en soins de santé. À terme, la charge de l’État en soins de santé risque de s’en trouver accrue.
 
La réforme Barrette a non seulement affaibli le réseau de la santé et des services sociaux, elle a aussi engagé une composante majeure de l’action publique dans une direction diamétralement opposée à ce qu’exigent les nouvelles problématiques sociales : affaiblissement des services de première ligne au moment où le vieillissement de la population et les problématiques de santé mentale provoquent une demande accrue; épuisement du personnel avec un effet de dévalorisation des emplois au moment où la main-d’œuvre disponible est en décroissance; éloignement des communautés au moment où le renforcement du lien social et de la solidarité appelle un soutien consistant des ressources publiques; soumission des gestionnaires de services relationnels à des impératifs de rendement importés directement d’entreprises de production de biens matériels. Les méthodes de la nouvelle gestion publique ont placé le réseau de la santé et des services sociaux en porte-à-faux des besoins des personnes et des attentes des milieux qu’il dessert. Il devient impératif de délaisser ces méthodes qui ne conviennent pas aux enjeux auxquels le Québec sera confronté au cours des prochaines décennies.
 

Quel avenir?

Les correctifs ne pourront pas venir à bout de ces contradictions actuelles sans que soient entreprises des réformes substantielles des structures mêmes du réseau. Ce sera d’autant plus complexe que depuis le tournant des années 2000, les innovations qui avaient permis au Québec de se distinguer en termes de santé publique – par exemple les CLSC et la stratégie de développement des communautés – ont été systématiquement affaiblies. Mais c’est un passage obligé pour rétablir la confiance des intervenantes et intervenants et répondre aux attentes de la population. Il faut prendre les moyens pour éviter le défaitisme ou la recherche illusoire de solutions individuelles. Le nouveau gouvernement devrait mettre en œuvre un processus qui permette aux acteurs du réseau, aux regroupements professionnels et à la société civile de contribuer à la réfection des institutions. L’après-Barrette offre une fenêtre d’opportunité pour le faire.
 

Références

Laville, Jean-Louis (2016). L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories, débats, Paris : éditions du Seuil, 465 pages.

Touchette, Alexandre (2018). « Les algorithmes provoquent un malaise dans les services sociaux », Lheure du monde, Radio-Canada, 5 novembre (https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1134036/soins-domicile-algorithmes-questionnaire-malaises-services-sociaux)
 



René Lachapelle détient un Ph. D. en service social de l’Université Laval et il a complété un stage postdoctoral à la Chaire de recherche du Canada en organisation communautaire (UQO). Il collabore au Centre de recherche et de consultation en organisation communautaire (CRCOC). Il a été organisateur communautaire au CLSC du Havre puis au CSSS Pierre-De Saurel (Sorel-Tracy) de 1985 à 2009 et président du Regroupement québécois des intervenants et intervenantes en action communautaire en CLSC et centres de santé (RQIIAC) de 2002 à 2006. Il est actuellement président du Groupe d’économie solidaire du Québec (GESQ). Ses travaux de recherche et ses publications concernent l’organisation communautaire, le développement des communautés et la coopération internationale de proximité. Il a publié en 2017 aux Presses de l’Université du Québec (PUQ) : Être passeur, la fonction de liaison en organisation communautaire. Il a cosigné avec Yvan Comeau et Denis Bourque en 2018 : L’intervention collective. Convergences, transformations et enjeux publié aux PUQ
 
Denis Bourque est professeur au Département de travail social et des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. Il détient un doctorat en service social de l’Université Laval. Il a été organisateur communautaire au CLSC Seigneurie-de-Beauharnois de 1975 à 1990 et coordonnateur des services à la communauté au CLSC Jean-Olivier-Chénier de 1990 à 2002. Il est actuellement titulaire de la Chaire de recherche du Canada en organisation communautaire. Ses intérêts de recherche portent sur l’organisation communautaire.


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